Alex
Par Maxim, mardi 24 avril 2007 à 22:10 :: Réflexions :: #76 :: rss
Je ne pensais pas qu'il était une bonne idée d'écrire un nouveau billet sur ce qui et celui qui occupe mes pensées de ces dernières semaines et sur les évènements qui se sont déroulés au début de ce mois. D'une part parce qu'il me semblait que tous les mots que j'aurais pu écrire seraient de toute façon risibles et indignes face à l'ensemble des sentiments que nous éprouvons tous. Et d'autre part, parce que je ne vois vraiment pas comment un tel billet pourrait s'intégrer dans la masse de tous les autres, par sa gravité, par son sérieux absolu, par ce qu'il raconte. En lisant ce billet, tu peux considérer tous ceux qui lui ont précédés comme totalement insignifiants.
Je voulais donc m'en tenir sur le glob au simple premier paragraphe du billet précédent, d'un énigmatique "il ne me faut pas chercher très loin pour trouver un évènement ne correspondant pas à ce qui se raconte sur le glob", et passer mon chemin, en écrivant les nombreux joyeux autres billets qui lui auraient succédé.
Mais aujourd'hui, j'ai décidé d'écrire ce billet quand même. Parce que je n'imaginais pas après ce qui s'est passé pouvoir écrire de nouveaux billets juste après les précédents, sans transition, passer sans aucun avertissement à autre chose comme si de rien n'était, et comme si ne pas en parler pouvait diminuer en quoi que ce soit la gravité des faits et des pensées que nous éprouvons tous.
Dans l'année qui a suivi mon arrivée en Suisse en 2003, j'ai commencé à connaitre progressivement à Paris de nombreux amis de David, un très bon copain de primaire - qui aurait d'ailleurs mérité un billet consacré il y a une semaine étant donné sa très récente majorité. Je suis passé du stade de "ami de Dav" à celui de "le Suisse" et même presque de "Maxim", ce qui m'a plutôt enchanté étant donné la sympathie et la valeur de toutes ces personnes que j'ai toujours beaucoup de plaisir à revoir lors de mes allers-retours en TGV.
Maintenant, je préfère m'en tenir aux faits. Si vous avez l'impression que mes assemblages de mots sont trop secs et dénudés d'émotion, j'en suis désolé, mais je ne pense pas que j'aurais réussi à créer des enluminures assez intelligentes pour faire parvenir quoi que ce soit de ce que je et surtout nous avons ressenti.
Un de ces amis était Alexandre M. Je l'ai vu et salué, ainsi que nombreuses de ces personnes, le samedi 31 mars au soir à une soirée chez Sara pour l'anniversaire de Sarouh. J'ai appris le mercredi suivant en Bretagne, après tous ceux qui l'avaient su dès le lundi, qu'il s'était violemment donné la mort dimanche soir en sautant du pont d'Austerlitz, alors que l'avaient aperçu des témoins. Il a été recherché pendant deux semaines. Son corps sans vie a finalement été retrouvé le 13. Après les procédures incluant une autopsie, une cérémonie a eu lieu hier lundi 23 avril à 13 heures à une église du 16e à Paris, au cours de laquelle j'ai pu retrouver beaucoup de personnes et rendre avec eux un adieu à Alexandre. J'y ai vu les parents d'Alexandre et Philippe, son frère de 15 ans. On est restés ensemble pour beaucoup après la messe. On est allé chez Romain et son frère. A 19h10 j'étais dans la voiture 6 du TGV 6585 Paris-Genève. Ce matin j'étais en cours à nouveau.
Je sais que beaucoup se demandent ce que Alexandre avait dans la tête, ce qui lui était arrivé, et voudraient des explications. Je pense que c'est ce que je me serais demandé en premier si je ne l'avais pas connu. Mais je ne peux répondre à ces questions. Je pourrais peut-être donner un point de vue, une théorie que mon esprit s'est mis à construire, un petit ensemble de postulats et d'impressions qui tenteraient d'expliquer les faits. Mais je ne suis pas Alexandre et personne ne peut plus savoir le pourquoi. Il n'y a qu'à indiquer qu'Alexandre, à 17 ans, était un jeune homme plutôt grand, brun, beau, doux et ironique ; qu'il avait de nombreux amis et était très bien intégré ; qu'il a eu plusieurs copines ; qu'il rigolait bien ; qu'il était en bonne santé et qu'il n'était pas drogué ; qu'il a eu l'air totalement normal pour moi et pour l'ensemble de ses proches depuis la veille jusqu'à ce soir-là et que personne n'a été choqué par une incohérence ou une tristesse ; que la nouvelle de sa mort n'a laissé derrière elle qu'une incompréhension totale et imprévue, intensément brutale. Alors, puisque la vérité ne peut être connue sans être biaisée et focalisée, puisque chacun a son point de vue et n'a ressenti que ses propres sensations, et surtout puisqu'il y a une victime et la vie qu'il a vécu mais qu'il ne peut strictement y avoir aucun coupable, puisque l'hypothèse même d'un coupable banaliserait et négligerait l'infinité des paramètres qui constituaient Alexandre, il faut s'en tenir aux faits. Un Homme est mort de façon bien trop prématurée ; et tous ceux qui le connaissaient, qui tenaient à lui et l'aimaient autant qu'un Homme peut en aimer un autre pleurent la fin de sa présence et aimeraient avoir la possibilité de le retrouver un jour.
J'ai énormément d'amertume de voir tant de vies subitement marquées de façon si violemment brutale. De voir comment l'echo ne répond à des questions telles que l'invivable qu'est-ce que j'aurais pu faire pour éviter ce qui s'est passé qu'en aggravant encore la peine. De voir combien les esprits des Hommes peuvent être monopolisés par le vertige du gouffre dangereusement inconcevable de la mort et du néant. Et mon dieu qu'est-ce que j'exhorte ses parents, son frère et les plus proches de ses amis à vivre l'immensité précieuse de la vie qu'il leur reste malgré leurs pas tant alourdis par un si grand fardeau.
Pendant que les icônes de cette belle église écoutaient nos pleurs silencieux autour du cercueil blanc, pendant que le chant des prêtres s'élevait vers la voute peinte, le soleil brillait sans nuage et les passants de paris passaient. Il fait trop beau par les temps qui courent.
J'étais si heureux d'être là avec tout le monde hier. Les larmes ne se sèchent qu'entre nous et les sourires reviennent. Tout le monde veille énormément sur ceux qui l'entourent. Et on réalise tous qu'on ne soupçonne même pas à quel point ceux qui nous connaissent tiennent à nous. Par-delà les petites rivalités et discordes qui rendent à la vie ses suspenses et péripéties, il règne une grande harmonie. Je désirais venir avant tout pour ceux que je connais et à qui je tiens. Je voulais leur dire de rester absolument totalement solidaires, mais j'ai constaté qu'on avait vraiment pas eu besoin de moi pour l'être à un degré que je n'avais pas imaginé. Voir toutes ces personnes m'a beaucoup profité.
Et, par contraste, depuis hier soir je me sens très seul et éloigné de ceux que j'ai quitté hier. Je sens les autres tellement étrangers maintenant... Bien sûr, ce n'est pas de leur faute, et c'est inévitable. Je ne peux pas en parler avec une personne qui n'a pas été directement concernée et qui n'a pas connu Alexandre, car malgré toute la compassion qu'elle peut témoigner il lui est forcément impossible de concevoir quelque chose qu'elle n'a pas vécu.
A propos, ne vous inquiétez pas, ceux qui sont dans ce cas, c'est-à dire ceux qui n'ont pas connu Alexandre mais qui lisent ce billet. Je sais la sincérité de votre compassion, et il est inutile d'être gênés de quoi que ce soit car je ne vous demande pas plus qu'un peu de compréhension. Inutile de feindre un sentiment pour ensuite être gênés et ne pas savoir comment se comporter. Je veux dire, c'est vraiment pas comme si je considérais que c'était de votre faute que vous n'ayez pas vécu la même chose que moi, et je n'ai pas besoin de mines apeurées. De mon côté, inutile de me faire observer que j'ai l'air joyeux et que mon manque de tristesse affichée est étrange. On ne va pas me reprocher de sourire et de ne pas exhiber constamment un visage sombre pour revendiquer de façon hypocrite un semblant de reconnaissance. D'autant plus que je suis loin d'être le plus touché en mon coeur, et que j'ai du mal à concevoir la peine des plus proches d'Alexandre que moi quand je ne vois déjà rien que l'étendue de la mienne.
Alors en ce mardi 24 avril, je ne peux qu'inciter à la vie malgré tout. Ne répondez à la mort que par l'amour. Et surtout gardez confiance et espoir, car il n'est heureusement jamais possible de réduire l'incompressible beauté d'une vie en les tragiques péripéties qu'elle a dû traverser.
Bonsoir à tous.